01/02/2019 - 09:40
Le grand bug de l'accès aux services publics
<h3>Le Défenseur des droits, autorité admninistrative indépendante créée en 2008 pour défendre notamment les droits des habitants face aux administrations, vient de publier un nouveau rapport alarmant. Il souligne que le développement à outrance des démarches sur Internet éloigne de plus en plus de l'accès aux services publics. L'universitaire Geneviève Koubi décrypte cette dérive. Entretien.</h3>
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<p><strong>Le Défenseur des droits alerte à nouveau sur les dysfonctionnements de plusieurs interfaces Internet de services publics qui éloigneraient les usagers de la réponse, voire les priveraient de leurs droits. La dématérialisation est-elle selon vous un outil utile et efficace pour faciliter l'accès à ces services publics ?</strong></p>
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<p><strong>Geneviève Koubi :</strong> La dématérialisation n'est pas un « outil » en elle-même. Ce n'est qu'une technique. Elle permet d'obtenir des informations ou de poser des questions, de réclamer la reconnaissance de certains droits, d'engager alors des relations exclusivement épistolaires ; elle assure aussi de la numérisation de diverses pièces. Elle ne concerne pas seulement les relations entre les administrés, usagers des services publics, et les administrations. Elle instille une certaine fluidité dans le transfert de documents entre les administrations elles-mêmes, comme par exemple la transmission des actes des collectivités territoriales aux bureaux des préfectures chargés de vérifier leur conformité aux règles juridiques.</p>
<p>Cependant, en ce qui concerne les relations entre les publics et les administrations, si elle revêt ces mêmes qualités de rapidité et de sécurité en permettant notamment les échanges de documents numérisés ou scannés, elle ne répond pas aux attentes d'un nombre conséquent d'individus. Car si certains peuvent exprimer leur satisfaction, d'autres ne sauraient le faire. Ce n'est pas la première fois que le Défenseur des droits se penche sur les méfaits de la dématérialisation en ce qui concerne les rapports que les administrés entretiennent avec diverses administrations. Outre celle de l'exclusion sociale, la question du non-recours aux droits, du renoncement à la poursuite des démarches administratives, des difficultés d'obtenir des réponses aux demandes, notamment par le biais de plates-formes téléphoniques, avait déjà été abordée auparavant.</p>
<p>En considérant que tout service public a pour objet la satisfaction des besoins des populations, en retenant que, désormais, le service public s'entend surtout de manière individualisée en termes de « service rendu », inévitablement, comme le signifie le Défenseur des droits, aucune démarche administrative ne doit être accessible uniquement par voie dématérialisée. D'ailleurs tel était le principe initial puisque les procédures télématiques, électroniques, numériques, étaient pensées « facultatives », donc jamais obligatoires. Il n'en demeure pas moins que les privatisations successives des modes de communication ont rendu la voie postale moins performante qu'elle ne l'était jusqu'alors...</p>
<p>De plus, des bugs, des piratages, des blocages, etc., peuvent surgir dans ces relations numérisées qui transforment l'individu en « identifiant » sans visage. Aussi se comprend la demande de création d'« une clause de protection des usagers en cas de problème technique ».</p>
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<p><strong>Le recours au numérique est-il selon vous une alternative crédible à l'accueil et à l'accompagnement physique ?</strong></p>
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<p><strong>Geneviève Koubi : </strong>Le recours au numérique ne peut être une alternative à un accueil, ni à un accompagnement physique. S'il peut leur suppléer, il ne saurait les remplacer complètement.</p>
<p>En évoquant une formation minimale pour l'acquisition de « compétences numériques » à l'adresse des administrés, les pouvoirs publics n'ont pas pris la mesure de « l’illectronisme », des incapacités ou inaptitudes de certains ni celle des réticences des uns à l'égard des usages des technologies comme des résistances des autres à l'utilisation des téléprocédures ou téléservices.</p>
<p>En quelque sorte, si le recours au numérique devient obligatoire, se transformant ainsi en une contrainte, l’État devrait prendre en charge cette prétendue formation et distribuer en chaque foyer un ordinateur en assurant de la gratuité des connexions internet, en appliquant les référentiels d'accessibilité et, surtout, en n'imposant pas de systèmes d'exploitation ou bien en réformant ses méthodes par l'usage de « logiciels libres » - ce qui, un temps, fut recommandé.</p>
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<p><strong>D'où vient selon vous le problème ? De ce qu'on appelle communément la fracture numérique (peu ou pas d'accès à Internet selon les zones géographiques ou les moyens des habitants), d'interfaces pas nécessairement faciles d'utilisation, d'absences d'alternatives (physique, téléphonique...) ?</strong></p>
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<p><strong>Geneviève Koubi : </strong>Le principal problème ne concerne pas seulement la couverture numérique du territoire (zones blanches), ni les moyens dont disposeraient les personnes physiques qu'ils soient financiers, matériels ou intellectuels, ni même le défaut de postes informatiques dans les établissements publics ou maisons de services au public. La question est tout autre. Elle repose sur l'impossibilité de faire en sorte que la règle de l'examen particulier d'un dossier puisse être mise en application. Or toute décision, quelle qu'elle soit, repose sur l'effectivité de cet examen.</p>
<p>Les formatages imposés par les formulaires, les algorithmes appliqués, les programmations des logiciels empêchent toute mise en valeur des problématiques personnelles pourtant déterminantes pour la compréhension du dossier soumis ou de la demande exposée. L'administré perd de sa personnalité, de sa singularité, en s'inscrivant dans des petites cases préformatées.</p>
<p>Il ne s'agit pas seulement de souligner des cas particuliers, lesquels à force de réclamations et sollicitations finissent par être pris en considération (sauf si renoncement du demandeur il y a…), il s'agit de rendre à chacun sa dignité. L'absence de réponse ou la tardiveté de la réponse à une question posée par la voie des formulaires, qui renvoient trop souvent à une FAQ (foire aux questions) peu utile car trop généraliste, est source de frustrations et constitue une humiliation difficilement acceptable par quiconque.</p>
<p>Dans le cadre des relations administratives telles que conçues de nos jours, la dimension relationnelle personnalisée est indispensable pour contrecarrer la déshumanisation des administrations, notamment en matière sociale, éducative et culturelle.</p>
<p>Les individus ne sont pas des numéros - de compte ou de dossier. Néanmoins, l'idée d'instaurer un « identifiant unique » pour toutes les démarches administratives, comme le préconise le Défenseur des droits, et déjà quelque peu expérimentée au travers de certaines plates-formes, apparaît imprudente tant la propension au fichage se développe au sein des administrations, parfois même sans précautions quant au recueil de données sensibles.</p>
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<p><strong>Avez-vous le sentiment que le fossé se creuse au fil des mois et des années ?</strong></p>
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<p><strong>Geneviève Koubi : </strong>La déshumanisation des administrations est d'abord amplifiée par la réduction des personnels des services publics, notamment des préposés à l'accueil et à l'orientation des usagers de ces services. Elle découle ensuite de la construction accélérée d'une société numérisée. Instituer alors des fonctions d'« accompagnement » principalement à destination des publics en difficulté ne suffit pas. Le rétablissement des fonctions d'accueil « physique » devrait s'entendre à l'égard de tous les publics, quels qu'ils soient.</p>
<p>Si, dans l'espace économique et social, se creuse inévitablement un fossé entre les « nantis » et les « démunis », dans la perspective du « tout numérique » voulu par le gouvernement, ce sont surtout les connaissances et les savoirs qui accentuent la distance entre les uns et les autres dans la composition d'une citoyenneté numérisée.</p>
<p>Outre les difficultés que rencontrent les détenus, les personnes handicapées, les personnes connaissant des difficultés en matière de lecture et d'écriture (illettrisme), les personnes n'usant pas parfaitement de la langue française ou les personnes (très) âgées, ce fossé s'entend tant sur le plan financier que sur le plan logistique, ce d'autant plus que l'usage des technologies de l'information et de la communication repose aussi sur l'acquisition des logiciels au rythme du perfectionnement des machines (ordinateurs, smartphone, tablettes…). Ainsi que le remarque le Défenseur des droits, « aucune évolution technologique ne peut être défendue si elle ne va pas dans le sens de l’amélioration des droits pour tous et toutes ».</p>
<p>Or, de nos jours, ce fossé se comprend désormais plus en termes de « confiance/méfiance », ne serait-ce qu'au vu de la multiplication des traitements automatisés de données à caractère personnel, en dépit des normes relevant du RGPD. Outre la tendance à l'interconnexion entre les fichiers, la sécurité et la traçabilité des échanges de données, les modes de conservation de ces données, de leurs utilisations, de leurs exploitations restent encore instables...</p>
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<p><strong>Malgré les alertes de plus en plus nombreuses, la dématérialisation s’intensifie. On pense à la réforme de la justice par exemple. Comment la donne peut-elle s'inverser ? Y a-t-il un risque que la fracture numérique devienne une fracture sociale difficile à résorber ?</strong></p>
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<p><strong>Geneviève Koubi : </strong>Supprimer les tribunaux d’instance et les remplacer par des plates-formes numériques pour les litiges (sans avocat) n'a pas de sens puisque nombre des personnes concernées par cette justice de proximité n’ont soit pas d’ordinateur, soit pas de connexion correcte, soit ne comprennent pas le langage juridique « écrit » - notamment dans le cadre des « injonctions de payer ».</p>
<p>Plus généralement, la suppression des services publics en bien des parties du territoire ne peut être compensée par les téléprocédures ou téléservices mis à la disposition du public sur le site « service-public.fr ». La fracture numérique est donc tout autant territoriale que sociale.</p>
<p>Le Défenseur des droits a, à bon escient, rappelé quels étaient les principes-clefs du service public : égalité, continuité, adaptabilité. Ce dernier point ne s'entend pas seulement en termes économiques ou techniques, il dispose d'une dimension sociale imparable dans la mesure où la définition même du service public y inscrit, par-delà la considération de l'intérêt général, la satisfaction des besoins collectifs et la préservation du lien social, - ce qui implique que soit assuré un accès aux services publics pour tous et pour chacun.</p>
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<p><strong>Faut-il y voir une forme de déshumanisation, qu'on retrouve également de manière très marquée dans le secteur marchand ?</strong></p>
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<p><strong>Geneviève Koubi : </strong>La réponse est dans la question. Ce pourrait aussi être un des points abordés lors du Grand débat national puisque l'une des thématiques signifiées introduit la réflexion sur les services publics.</p>
<p>L'une des préconisations inscrite dans le rapport du Défenseur des droits réhabilité la notion de service public : « le redéploiement d'une partie des économies générées par la dématérialisation pour des dispositifs pérennes d’accompagnement des usagers ». Cette recommandation fait d'ailleurs ressurgir une distinction entre les activités d'intérêt général que sont les services publics : activités de plus grand service et activités de plus grand profit. Les premières ont pour but de satisfaire les attentes des publics, les secondes visent à satisfaire l'intérêt propre à l'organisme qui les exerce.</p>
<p>Mais, la marchandisation des services publics est désormais actée par les privatisations successives (larvées, latentes ou effectives) et par l'externalisation des tâches. En transférant bien des activités au secteur privé ou associatif, voire aux collectivités territoriales qui ne disposent pas nécessairement des ressources suffisantes pour ce faire, l’État se désengage des services publics, omettant ainsi de prendre en considération le fait que sa légitimité dépend essentiellement de sa capacité à maintenir le lien social et à garantir les droits et libertés.</p>
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<p><em>Geneviève Koubi, professeur agrégé de droit public, actuellement en poste à l’Université Paris 8 et membre du Centre d’Etudes et de Recherches de Sciences administratives (CERSA) CNRS. Auteur de nombreux travaux et ouvrages de recherche et du site koubi.fr.</em></p>
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<p><strong>Retrouvez le dossier "Internet déconnecte l'usager des services publics" dans l'édition de février 2019 de Journal de Bord. Pour consulter le rapport du Défenseur des droits, connectez-vous à defenseurdesdroits.fr.</strong></p>
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