26/10/2021 - 10:36
Camille Saint-Saëns : « Un monstre sacré du XIXe siècle »
<p>Stéphane Leteuré est un universitaire spécialiste de Camille Saint-Saëns Agrégé d'histoire-géographie et docteur en musicologie, il a consacré plusieurs de ses travaux au compositeur Camille Saint-Saëns et interroge en particulier les liens qui relient la musique au politique. Il a publié <em>Camille Saint-Saëns et le politique de 1870 à 1921</em>, <em>Le drapeau et la lyre</em> et <em>Camille Saint-Saëns, le compositeur globe-trotteur 1857-1921</em>. <strong>Il tient une conférence intitulée<em> Camille Saint-Saëns, le compositeur globe-trotter</em> le 30 octobre à 16 heures à la médiathèque Jean-Renoir. Gratuit sur inscription au 02 35 06 63 43.</strong></p>
<p><strong><img alt="" src="https://zupimages.net/up/21/43/shp5.jpg" style="height:375px; width:500px" /></strong></p>
<p><strong>• D'où vient cette frénésie de voyages de Camille Saint-Saëns ?</strong></p>
<p><em>Vous avez raison de parler de « frénésie », car Saint-Saëns entreprend environ 240 séjours à l’étranger de 1857 à 1921. Plus il vieillit, plus il voyage. C’est particulièrement le cas de 1904 à 1913. La Première Guerre mondiale réduit nettement le rythme de ses déplacements sans les interrompre totalement.</em></p>
<p><em>Le voyage est d’abord nécessaire pour tout artiste-musicien qui cherche à faire carrière. C’est en France tout d’abord que Saint-Saëns doit voyager pour s’imposer comme pianiste, organiste, chef d’orchestre et compositeur, car Saint-Saëns est tout cela à la fois. Beaucoup de déplacements répondent aux nécessités de carrière et au besoin de gagner sa vie bien sûr. Mais l’Europe offre au musicien tout un réseau d’institutions musicales et de salles de concert qui s’ouvrent à lui. Dès lors, la carrière de Saint-Saëns commence à prendre une ampleur internationale vers la fin des années 1860. Les décennies suivantes confirment cette habitude à se déplacer en direction des hauts lieux de la musique européenne, en Allemagne et en Angleterre tout particulièrement, puis en direction de l’Italie, de l’Espagne, du Portugal, enfin vers Monaco dont le prince Albert 1er entend faire une place forte de l’art lyrique vers 1900-1910. </em></p>
<p><em>Le voyage est ensuite une nécessité saintaire pour Saint-Saëns qui souffre d’une nette fragilité pulmonaire depuis son enfance. Il n’échappe pas au besoin de soleil et doit fuir les hivers européens autant que possible. Tout au long de sa vie, au travers de ses correspondances multiples, Saint-Saëns explique les bienfaits des cures qu’il entreprend là encore en France (comme à Bourbon-l’Archambault) ou à Hammam R’Irha où il aime se rendre lors de ses séjours algériens. Le soleil est son salut. </em></p>
<p><em>Plus la renommé internationale de Saint-Saëns grandit, plus il est sollicité et honoré. Il est donc invité comme hôte d’honneur par nombre d’institutions musicales plus ou moins prestigieuses. Des festivals sont organisés en son honneur (comme à Vevey en Suisse en 1913), lui que le monde perçoit vers 1900-1921 comme l’un des monstres sacrés de la musique venue du XIXe siècle. On ne mesure plus aujourd’hui l’ampleur prise par les déplacements du compositeur à l’étranger, parfois reçu à l’égal d’un chef d’État, comme en Grèce en 1920. </em></p>
<p><em>Le voyage attise enfin la curiosité intellectuelle du musicien. Découvrir les horizons lointains se perçoit comme une manière de mieux connaître le monde et en particulier l’univers du vivant. Saint-Saëns aime rapporter de ses voyages des souvenirs divers, comme le pied de momie venu d’Égypte, des graines de végétaux exotiques, des cartes postales, des objets achetés le long du canal de Suez, des animaux naturalisés. Mais Saint-Saëns trouve également en Afrique par exemple des matériaux sonores qui l’inspirent. Il a d’ailleurs l’impression que de voyager en Orient lui permet en quelque sorte de remonter le temps, d’aller davantage au contact de l’Antiquité du fait que l’Orient est perçu par lui et ses contemporains comme un conservatoire du passé auquel l’Occident tourne le dos dans sa frénésie de modernistation impulsée par le révolution industrielle. Voyager, c’est renouer avec le pittoresque.</em></p>
<p><strong>• A-t-elle influencé sa musique, son art ?</strong></p>
<p><em>Le goût de l’Orient se confirme chez Saint-Saëns au fur et à mesure de ses voyages en Algérie et en Égypte principalement. Le compositeur se proclame « premier musicien orientaliste de France » par l’abondance des renvois à la musique arabo-andalouse que l’on trouve dans ses oeuvres. Très sensible aux sons depuis sa plus petite enfance, Saint-Saëns ne peut qu’être sensible à ce qu’il entend ailleurs, sur les rives du Nil, dans les bistrots algériens fréquentés par ceux que l’on appelle alors les « indigènes ». Il aime se confronter à d’autres cultures musicales et considère que la musique orientale dans son ensemble a vocation à renouveler la musique occidentale à laquelle elle procure donc un avenir plus sûr que celui que semble proposer la musique austro-allemande (incarnée par Richard Strauss notamment). L’on trouve une douzaine d’oeuvres chez Saint-Saëns inspirées par l’Orient : "Samson et Dalila » qui emprunte un thème arabe, le mode zidane, un appel de muezzin (le hautbois de la fameuse Bacchanale), le mode arabe Hijàz également. Beaucoup d’autres partitions renvoient à des éléments orientalisants tels que le « Cinquième Concerto pour piano » dit « L’Égyptien » ou encore « Orient et Occident », « Africa », « La Foi »… Saint-Saëns n’y fait pas oeuvre d’ethnomusicologue; Il s’approprié des thèmes et des mélodies qu’il réemploie selon sa science de la composition typiquement occidentale. </em></p>
<p>•<strong> Ambassadeur du génie musical français, a-t-il eu également un rôle politique avec ses voyages ?</strong></p>
<p><em>Les voyages de Saint-Saëns élaborent toute une géopolitique musicale à l’âge où la France tente d’étendre son influence culturelle dans ses colonies mais aussi là où elle n’a pas réussi à s’installer, notamment face aux Anglais, en Égypte. Beaucoup de déplacements majeurs de Saint-Saëns sont encadrés, surveillés par le réseau diplomatique français qui rend compte jusqu’au ministre, à Paris, du succès rencontré par le compositeur lors de ses tournées, comme en Amérique latine en 1899, en 1904 et en 1916 ou encore aux États-Unis en 1915. Les déplacements risqués de Saint-Saëns aux Amériques dans le contexte de la Première Guerre mondiale en font, selon la presse, une sorte d’ambassadeur culturel de la France à l’étranger. Je n’ai hélas pas trouvé dans les archives la trace d’une mission officielle que Saint-Saëns aurait rendue au gouvernement français, mais c’est bien ainsi qu’il est perçu à l’étranger lors de ses tournées en 14-18. Tout n’est certes pas politique dans les voyages de Saint-Saëns et il faut rappeler sa liberté à voyager quel que soit le contexte diplomatique. À titre d’exemple, Saint-Saëns n’a jamais autant fréquenté l’Allemagne qu’après la défaite de 1871. Pour autant, le voyage demeure politique dans la mesure où il est perçu par le musicien comme un moyen de défendre et d’étendre l’école française de musique, comme un moyen de concurrencer les écoles allemande et italienne. Les venues de Saint-Saëns peuvent bien correspondre à des manifestations patriotiques, notamment lorsque les Français expatriés affirment leur attachement à entendre la musique de Saint-Saëns et à le voir diriger ou jouer du piano. </em></p>
<p><strong>• Peut-on considérer que CSS est un des premières stars musicales mondiales ?</strong></p>
<p><em>L’on peine à imaginer le succès de Saint-Saëns qui triomphe de par le monde. Les descriptions enthousiastes de ses tournées et le soin mis à le recevoir sont tout simplement stupéfiants. À Athènes,en 1920, sur son cortège qui le mène à l’Acropole, les gens jettent des pétales de fleurs sur plusieurs kilomètres. Saint-Saëns reçoit de nombreux présents, collectionne les diplômes d’honneur qui le font membre de telle ou telle société ou encore docteur honoris causa des prestigieuses universités anglaises. Au contact du grand public, Saint-Saëns fréquente également une très grande partie des têtes couronnées de son temps. Il est l’un des amis de la famille khédiviale d’Égypte, du prince Albert 1er de Monaco, de la famille royale belge. La reine Victoria le convie à Buckingham et toute l’aristocratie européenne s’arrache ce vieux monsieur devenu à partir de 1900 environ le patriarche de la musique française. Cette célébrité, Saint-Saëns la doit, dès l’enfance, à ses prodigieux dons musicaux et à sa virtuosité exceptionnelle au piano tant mise en avant par sa mère. Enfant prodige, Saint-Saëns se plaint à la fin de sa vie d’avoir été trop exposé tel un « singe savant ». Du coup, le musicien ressent toute sa vie le besoin de voyager pour échapper à ses responsabilités à Paris et en France où il est extrêmement sollicité en tant qu’académicien (il participe à 625 séances à l’académie des beaux-arts de 1881 à 1921) ou encore en tant que chef d’orchestre mobilisé par la présidence de la République lors des réceptions élyséennes. Saint-Saëns a dès lors besoin de voyager incognito sous le pseudonyme de « Charles Sannois » (parfois écrit avec un seul « n »), Charles étant son 1er prénom et « Sanois » renvoyant à l’ancienne dénomination des habitants du village normand de Saint-Saëns. Ce besoin d’anonymat témoigne donc de la « starisation » du musicien qui ne peut plus mettre un pied dehors sans être reconnu et sollicité. </em></p>
<p><strong>• Pourquoi Dieppe est-il, quelque part, le port d'attache du compositeur globe-trotter ?</strong></p>
<p><em>Dieppe demeure toute sa vie un point d’attachement pour Saint-Saëns qui y retrouve quelques membres de sa famille paternelle et quelques amis parfois. La proximité relative avec la capitale fait de Dieppe un lieu de villégiature facilement accessible par le train. Mais Dieppe sert aussi à Saint-Saëns de point de passage vers l’Angleterre où il se rend très régulièrement. La ville lui offre la possibilité d’un ressourcement, d’un passage vers l’outre-Manche et lui rend hommage. Elle s’enorgueillit de la présence de Saint-Saëns qui le lui rend bien en faisant don au musée de ses collections à partir de 1889. De grandes manifestations municipales mettent le musicien à l’honneur comme en juillet 1897 où on lui dresse un arc de triomphe qui témoigne de la reconnaissance de la ville. La statue réalisée par Marqueste est érigée en octobre 1907 et témoigne encore des liens qui unissent Dieppe au compositeur. </em></p>
<p><strong>Exposition <em>Les Voyages de Camille Saint-Saëns</em>, visible jusqu'au 2 janvier à la médiathèque Jean-Renoir. Entrée libre. Visite guidée de l'expo le 21 novembre à 15h. Gratuit, inscription au 02 35 06 63 43.</strong></p>
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